3. Réforme des politiques
Un régime fiscal équitable assure la santé de l’économie, c’est-à-dire une économie propice à la croissance et à l’amélioration de la vie de la population canadienne. Malheureusement, le Canada n’a pas beaucoup progressé en ce sens au cours des dernières décennies. On parle plutôt d’une croissance économique négligeable conjuguée à la multiplication des inégalités et à des gains insignifiants pour le Canadien moyen. Au cours des quatre dernières décennies, ce sont les plus riches d’entre nous qui ont le plus profité de la croissance économique. Entre 1982 et 2010, le revenu marchand des 10 % les plus riches de la population a grimpé de 75 %, alors que le revenu des autres 90 % des contribuables a augmenté de 2 % à peine[1].
Bien entendu, le régime fiscal n’est pas le seul facteur de cette tendance troublante. Mais un régime fiscal efficace peut à la fois servir de moteur économique et d’égalisateur social – un outil de mise en commun des ressources et de financement des services publics comme l’éducation, les soins de santé, la sécurité de la vieillesse, dont bénéficie tout le monde. Des services qui peuvent du même coup permettre aux employeurs de se doter d’une main-d’œuvre en santé, compétente et productive, et aux entrepreneurs d’assumer des risques en leur assurant la protection dont ils ont besoin.
En février 2018, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (l’Institut) a mené un sondage auprès de l’ensemble du personnel professionnel de l’ARC, y compris les membres qui travaillent en vérification, en gestion, en analyse comptable judiciaire, en économie, en statistique et en actuariat. Le sondage visait à recueillir de l’information sur divers facteurs susceptibles d’influer sur la vie professionnelle des membres de l’Institut. Soulignons que les constatations ne concernent pas uniquement l’ARC. Les réponses de milliers de fiscalistes qui connaissent très bien les rouages de l’Agence du revenu du Canada donnent en fait l’occasion unique de savoir comment des spécialistes de première ligne définissent l’équité fiscale et d’attirer l’attention sur quelques-unes des failles à corriger dans le régime fiscal canadien[2].
Dans les deux premiers rapports publiés à la suite du sondage, nous avions traité des menaces que présentent les paradis fiscaux et les échappatoires fiscales, de même que des ressources limitées de l’Agence en raison des restrictions budgétaires imposées par l’ancien gouvernement Harper. Dans le présent et dernier rapport, nous examinerons quelques avenues stratégiques qu’il serait possible d’exploiter, d’après les professionnels de l’ARC (et l’ensemble de la population canadienne dans l’un des cas), pour rendre notre régime fiscal plus équitable.
Niveler les règles du jeu en matière de commerce en ligne
Le régime fiscal actuel a permis l’instauration d’un déséquilibre important entre les sociétés canadiennes et les grandes multinationales comme Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google et ce sont ces dernières qui sont privilégiées. Par exemple, aucune règle n’oblige Netflix à verser une taxe de vente sur ses transactions au Canada, alors que les services de vidéo en continu sur le Web qui sont d’origine canadienne ne bénéficient pas des mêmes privilèges.
Par ailleurs, bien que des sociétés comme Google et Facebook comptent parmi les plus profitables au monde et qu’un fort pourcentage de leurs activités commerciales a lieu à l’intérieur des frontières canadiennes, elles sont loin de verser suffisamment d’impôt au vu des profits qu’elles engrangent au Canada. La plupart du temps, elles n’ont absolument aucun impôt à payer[3].
Qui plus est, le gouvernement fédéral a modifié sa Loi de l’impôt sur le revenu il y a une trentaine d’années afin d’offrir des incitatifs fiscaux aux entreprises canadiennes qui passent par les publications et les diffuseurs du pays pour faire leurs annonces publicitaires. Au cours des dernières années, les recettes publicitaires des médias du Canada ont baissé parfois même de moitié, alors que celles des sociétés comme Google et Facebook ont monté en flèche. À elles seules, ces deux entreprises reçoivent presque 25 cents pour chaque dollar canadien dépensé en publicité[4]. Elles profitent pour le moment du même traitement que les médias canadiens sans ajouter à la valeur culturelle ni créer d’emplois locaux comme le font les entreprises du pays.
Il est facile de comprendre pourquoi cette situation doit être corrigée, ce dont la population canadienne convient.
En fait, en réponse à la question posée récemment de savoir s’il fallait que « les sociétés de commerce en ligne comme Netflix, Google, Amazon et Uber soient assujetties au régime fiscal canadien pour les activités qu’elles mènent au Canada », presque huit Canadiens sur dix (77 %) se sont dit d’accord. Parmi ceux-ci, 54 % ont même signalé être entièrement d’accord[5] 5. Les spécialistes de l’ARC — près de neuf sur dix (87 %) — étaient encore plus nombreux à être d’accord. De ce nombre, un peu moins de sept sur dix (67 %) se sont même prononcés entièrement d’accord.
Transparence de la propriété : un impératif
Les enquêtes sur les paradis fiscaux ont montré hors de tout doute que les grands fraudeurs du régime fiscal dans le monde comptent sur le secret entourant ce genre de stratagème. Par exemple, la « propriété effective » d’un bien, d’un actif ou d’une société est l’une de leurs astuces. La propriété effective diffère de la propriété en common law. Les entités commerciales doivent avoir un fiduciaire ou un propriétaire en common law sur papier. Il arrive souvent cependant que d’autres entités exercent une influence considérable sur le propriétaire en common law et qu’elles en retirent des gains de manière disproportionnée. Par exemple, il est possible de créer une société fictive ayant à sa tête un propriétaire en common law à la seule fin de permettre à une autre entreprise d’échapper à l’impôt.
Il ne s’agit pas d’un scénario inventé de toutes pièces. Les Panama Papers ont révélé que ce genre de transaction est monnaie courante. Les lois canadiennes en matière de secret bancaire prêtent un peu trop facilement le flanc à ce genre d’abus que l’on appelle « blanchiment à la neige6 ». Les rapports en question ont levé le voile sur le fait que l’on conseille aux sociétés de créer des sociétés prête-nom au Canada, puis de les utiliser comme conduit pour acheminer les recettes générées dans un pays vers un autre pays qui sert de paradis fiscal. Les sociétés arriveraient ainsi à se soustraire à leurs obligations fiscales tant au Canada que dans le pays où les recettes ont été générées.
Là où le secret est le problème, la transparence est la solution. Près des deux tiers (61 %) des professionnels sondés à l’ARC jugent que le Canada protège un peu trop par le secret certains renseignements au sujet de la propriété effective. En outre, plus de sept d’entre eux sur dix (75 %) sont d’avis que les gouvernements fédéral et provinciaux devraient obliger les sociétés à divulguer leurs relations de « propriété effective ». Le gouvernement canadien a récemment pris des mesures pour remédier à ce problème, mais ce n’est pas encore assez.
Le « juste » devant la loi n’est pas toujours juste…
Bien que certaines personnes qui se dérobent à leurs responsabilités fiscales savent qu’elles enfreignent la loi, d’autres méprisent l’esprit de la loi tout en cherchant scrupuleusement (ne serait-ce que tout juste) à en respecter la lettre. Les entreprises qui font affaire dans un pays et qui y profitent des investissements publics dans l’infrastructure, l’éducation et autres services devraient toujours avoir à y payer de l’impôt proportionnellement à leurs activités.
Cependant, les percées technologiques et le paysage commercial qui ne cesse de croître en complexité placent les gouvernements à un net désavantage. Le pouvoir du gouvernement s’arrête à ses frontières. Par contre, les multinationales ont aujourd’hui la possibilité de profiter de frontières multiples et d’espaces commerciaux virtuels pour trouver les arrangements qui servent le mieux leurs fins.
Le « transfert des bénéfices » en est un parfait exemple. Une entreprise qui fait des affaires dans le monde entier gère ses propres chaînes d’approvisionnement. Les gouvernements perçoivent l’impôt sur le revenu des sociétés en fonction des profits de l’entreprise. Cela encourage les multinationales à prendre des décisions stratégiques concernant la répartition de leur bénéfice imposable de manière à minimiser le montant à payer. Nous ne parlons pas de deux pays qui se font concurrence pour des emplois et qui s’attendent à percevoir le montant d’impôt sur le revenu en découlant; nous parlons de sociétés qui veulent ne jamais avoir à payer d’impôt où que ce soit.
Le Canada a pris des mesures très précises pour lutter contre ce type de comportement en se joignant à 124 autres pays qui se sont engagés à mettre en œuvre le « Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices » (BEPS) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’une des principales mesures énoncées dans le plan consiste à inciter les multinationales à divulguer des renseignements sur le type d’activités commerciales et l’endroit où celles-ci sont menées.
Les professionnels de l’ARC accueillent favorablement cette décision. En effet, 80 % d’entre eux s’entendent pour dire que le Plan d’action permettrait de réduire l’évasion et l’évitement fiscaux si les multinationales avaient l’obligation de divulguer des renseignements comme leurs recettes, leurs bénéfices et les impôts payés dans chaque juridiction fiscale où elles sont présentes.
En faisant valoir l’intérêt de la déclaration pays par pays, le Plan d’action constitue un grand pas dans la bonne direction. Ce n’est tout de même qu’une goutte d’eau dans l’océan, car l’initiative se veut conservatrice et conçue pour progresser lentement. Cela dit, d’autres mécanismes concrets pourraient facilement être mis en place dans l’immédiat.
Par exemple, le fait que les entreprises aient toute la latitude voulue pour affecter leurs bénéfices à des régions où leurs activités économiques y sont inexistantes légitimise les stratagèmes d’évitement fiscal sophistiqués. Plus de huit professionnels de l’ARC sur dix (83 %) qui ont répondu au sondage estiment que les sociétés ayant des filiales dans des paradis fiscaux ne devraient pas être considérées comme des entités distinctes aux fins fiscales, à moins de prouver leur « substance économique » (c’est-à-dire, de véritables activités réalisées dans la région, et pas seulement les gains réalisés par suite d’un traitement fiscal favorable). De même, plus des deux tiers (71 %) d’entre eux jugent que les règles canadiennes régissant la création de sociétés ou l’ouverture de comptes à l’étranger sont trop laxistes et devraient faire l’objet d’une réforme.
Une autre approche serait de réduire l’impact des filiales installées dans les paradis fiscaux en appliquant les impôts, quel que soit le pays où ont été affectés les bénéfices de la société. Le gouvernement fédéral en viendrait peut-être ainsi à percevoir un impôt sur les actifs canadiens détenus dans des paradis fiscaux. Sept professionnels de l’ARC sur dix conviennent que ce serait une bonne idée.
Une autre méthode un peu louche employée par les sociétés pour échapper à l’impôt consiste à consentir des prêts au sein de leurs propres chaînes d’approvisionnement afin de profiter des divers incitatifs fiscaux offerts dans certains pays. Près de sept fiscalistes de l’ARC sur dix (68 %) affirment que le gouvernement fédéral devrait plafonner le montant des intérêts payés aux filiales étrangères que les sociétés ont le droit d’utiliser comme déduction fiscale.
Rétablir l’équilibre du régime fiscal
La population canadienne et assurément les fiscalistes de l’ARC en ont assez de ces jeux de coquilles vides. Les particuliers fortunés et les multinationales réussissent à déjouer le système depuis trop longtemps. Il est temps de faire pencher la balance de nouveau du côté de la classe moyenne.
En augmentant la transparence, la coopération internationale et la volonté politique, les gouvernements ont la possibilité de se doter de nombreux mécanismes pour mettre un terme aux pratiques dommageables dont il est question dans le présent rapport. Les professionnels de l’ARC sont des sommités en matière fiscale et ils n’ont pas manqué de formuler leurs recommandations à l’intention du gouvernement canadien en réponse aux problèmes ressortant du sondage. En voici quelques-unes d’ordre pratique :
- Il faut imposer le revenu des entreprises de commerce en ligne de manière équitable : Supprimer les échappatoires fiscales liées à la publicité dans les plateformes en ligne à l’étranger et veiller à percevoir les taxes de vente et l’impôt sur les bénéfices pour les ventes en ligne et les activités économiques de cette nature menées au Canada.
- Il faut créer le registre des « bénéficiaires effectifs » et le rendre public : Au cours de la dernière année, le gouvernement a pris des mesures importantes pour freiner les actes illégaux en augmentant la transparence concernant les bénéficiaires effectifs. Outre ces démarches, il doit créer un outil unique facile à utiliser qui permettra d’améliorer, de normaliser et de recueillir les renseignements des administrations fédérale et provinciales.
- Il faut tout de suite mettre un terme au « transfert des bénéfices » : Le Plan d’action BEPS de l’OCDE ne va pas assez loin. Il est impératif de mettre en place d’autres mécanismes pour éliminer sans délai cette pratique préjudiciable. Les mécanismes possibles vont de forcer les entreprises à prouver leur « substance économique » jusqu’à créer une sorte de système de taxation unitaire pour les multinationales. L’OCDE et l’Union européenne ont récemment montré une volonté d’aller dans cette direction en utilisant une formule fiscale fondée sur le montant des recettes générées par les activités économiques menées dans chaque pays. Il en résulterait une vision nouvelle et simplifiée du paysage commercial mondial – un paysage dans lequel il serait possible d’empêcher les sociétés de dresser les pays les uns contre les autres et d’obliger ces mêmes sociétés à payer un impôt équitable partout.
[1] Green, David A., W. Craig Riddell et France St-Hilaire. Income Inequality in Canada: Driving Forces, Outcomes and Policy. Institut de recherche en politiques publiques, février 2017, p. 9.
[2] Invitations à remplir le Sondage sur l’intégrité professionnelle, la satisfaction au travail et l’équité fiscale transmises à 11 599 membres du groupe Vérification, finances et sciences (VFS) de l’Agence du revenu du Canada entre le 20 février et le 6 mars 2018. De ce nombre, 2170 personnes ont répondu au questionnaire (18,7 %).
[3] Howlett, Dennis. « Canadian Taxes Don't Apply To Companies Like Google, And We Pay With Jobs ». Huffington Post, 29 novembre 2017. Accessible à https://www.huffingtonpost.ca/dennis-howlett/canadian-taxes-dont-apply-to-companies-like-google-and-we-pay-with-jobs_a_23291061/
[4] Miller, Peter et David Keeble. Colmatons la brèche! La déductibilité de la publicité sur internet. Les Amis de la Radiodiffusion, avril 2018. https://les-amis.ca/explorer/article/colmatons-la-breche-la-deductibilite-de-la-publicite-sur-internet/
[5] Environics Research a mené son sondage d’opinion publique (commandé par l’IPFPC) par téléphone auprès de 1000 Canadiens entre le 3 et le 8 juillet 2018. La marge d’erreur est de ± 3,2 %, 19 fois sur 20.
[6] Seglins, Dave, Rachel Houlihan et Zach Dubinsky. “Tax haven” Canada being used by offshore cheats, Panama Papers show. CBC News, 24 janvier 2017. https://www.cbc.ca/news/investigates/panama-papers-canada-tax-haven-1.3950552