L'Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Le lent dégel de la science publique

Rapport d’enquête sur les initiatives fédérales d’annulation des effets du « coup de froid » sur la science publique

« Plus particulièrement, je m’attends à ce que vous travailliez avec vos collègues (...) pour mener à bien vos grandes priorités :

... veiller à ce que les travaux scientifiques menés au sein du gouvernement soient accessibles à la population, à ce que les scientifiques soient en mesure de parler librement de leurs travaux et à ce que les analyses scientifiques soient prises en compte dans le processus décisionnel du gouvernement. »

Premier ministre Justin Trudeau

Lettre de mandat de la ministre des Sciences

Le 12 novembre 2015

 

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Introduction

En 2013, alors que maints reportages révélaient que le gouvernement Harper empêchait les scientifiques fédéraux de parler publiquement de leurs travaux, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) chargeait Environics Research d’enquêter auprès des membres scientifiques de l’Institut (en majorité des employés fédéraux) pour connaître l’ampleur et les conséquences du « musellement » et de l’ingérence politique sur leur travail. Les conclusions de ce sondage, présentées dans un rapport intitulé Coup de froid sur la science publique[1], étaient stupéfiantes : près de 9 scientifiques sur 10 estimaient ne pas pouvoir parler librement aux médias de leur travail en science.

Comme le suggérait le titre, le gouvernement Harper avait instauré une politique de communication digne de la guerre froide, qui isolait les scientifiques fédéraux à la manière d’un rideau de fer pour les museler. Les conclusions du rapport ont fait les manchettes nationales en plus d’être citées à la Chambre des communes et de donner une place importante au musellement des scientifiques dans les débats électoraux de 2015.

Pour évaluer la capacité du gouvernement Trudeau à annuler les effets du musellement signalés en 2013, l’IPFPC lançait au printemps 2017 un nouveau sondage auprès de ses membres scientifiques. Entre le 29 mai et le 27 juin 2017, 16 377 invitations à participer à un sondage en ligne ont été envoyées, auxquelles 3025 membres ont répondu. C’est encore une fois Environics Research qui a mené le sondage au nom de l’IPFPC. Les résultats sont considérés comme exacts 19 fois sur 20.

Le présent rapport compare l’opinion que nos membres avaient sur le musellement en 2013 avec celle qu’ils ont aujourd’hui, près de deux ans après l’arrivée au pouvoir du gouvernement Trudeau. Pour faciliter la comparaison, le sondage de 2017 reprend la plupart des questions de 2013.

Loi du silence et musellement

Le 6 novembre 2015, le nouveau ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, Navdeep Bains, déclarait que les scientifiques du gouvernement fédéral étaient libres de parler de leur travail aux médias[2]. Peu après, le nouveau gouvernement libéral annonçait que les politiques et les procédures ministérielles seraient révisées pour rendre compte de ce changement[3]. Quelques mois plus tard, la politique de communication du gouvernement du Canada, instaurée par le gouvernement Harper, était annulée[4]. Même si cette annonce a été bien accueillie dans le milieu de la science publique, les effets de ces changements tant attendus demeurent incertains dans les ministères[5].

« Les choses ont commencé à débloquer très lentement. Oui, le gouvernement a changé sa politique de communication, mais personne ne semblait être au courant des changements. – Debi Daviau, présidente de l’IPFPC

Un an plus tard, en décembre 2016, l’IPFPC concluait des ententes de principe avec le Conseil du Trésor, notamment sur des dispositions reconnaissant le droit des scientifiques fédéraux de parler librement de la science et de leurs recherches. Selon ces ententes, les ministères fédéraux comptant au moins 10 scientifiques doivent élaborer et appliquer des politiques sur l’intégrité scientifique.

Ces changements importants ont-ils eu une incidence sur la liberté de parole des scientifiques fédéraux?

Comparons les résultats des deux sondages. Alors qu’en 2013, 90 % des répondants disaient ne pas pouvoir parler librement aux médias, en 2017, ils étaient 53 % dans cette situation[6], ce qui constitue une nette amélioration. Cependant, il faut noter que la moitié des scientifiques fédéraux se disent toujours incapables de parler librement de leurs travaux aux médias, même si le contexte politique et les politiques de communication ont changé et que leur convention collective protège maintenant leur droit de parole. Comme le soulignait un répondant :

« C’est plus facile maintenant pour les scientifiques de s’adresser aux médias, puisque le contexte politique favorise les processus décisionnels fondés sur des données vérifiables, mais le principe n’a peut-être pas été intégré à l’ensemble de la culture et des pratiques gouvernementales. »

Le fait que, comme le révélait le rapport Coup de froid en 2013, 86 % des répondants craignaient d’être censurés ou de subir les représailles de leur ministère ou organisme s’ils jugeaient contraire à l’intérêt public une décision ou une mesure ministérielle en se fondant sur leurs connaissances scientifiques, illustre mieux cette préoccupation. En 2017, quand on leur a posé la même question, 73 % des répondants ont affirmé qu’ils ne pourraient pas le faire sans craindre la censure ou des représailles.

Et l’accès aux médias d’information, a-t-il changé? Empêche-t-on toujours les scientifiques fédéraux de répondre aux questions des médias?

En 2013, 37 % des répondants affirmaient que le personnel ou les gestionnaires des relations publiques les avaient empêchés de répondre à une question du public ou des médias. En 2015, un répondant sur cinq (20 %) disait avoir l’expertise nécessaire pour répondre à une question du public ou des médias sans pour autant avoir été autorisé par le personnel des relations publiques ou la direction à le faire. Comme l’a fait remarquer un autre répondant :

« Au niveau des cadres intermédiaires, rien n’a changé. C’est comme s’il n’y avait jamais eu d’élections. J’ai un directeur qui ne semble pas être au courant de la nouvelle position du gouvernement et je me fais dire que je ne suis pas payé pour avoir des opinions et qu’il m’est interdit de m’exprimer publiquement.

Et qu’en est-il de pouvoir communiquer le fruit de ses travaux au public?

En 2013, dans le rapport Coup de froid, on apprenait que près des trois quarts (74 %) des répondants estimaient trop restrictive la communication des découvertes scientifiques. En 2017, près de la moitié (47 %) des répondants au sondage trouvaient que la communication des résultats scientifiques du gouvernement avec le public était devenue moins restrictive depuis les dernières élections. Toutefois, la communication des conclusions d’études scientifiques gouvernementales ne s’est pas améliorée dans tous les ministères et organismes à vocation scientifique, puisque plus d’un répondant sur quatre (29 %) a déclaré n’avoir remarqué aucun changement à cet égard. Comme l’écrivait un répondant :

« Un certain groupe de gestionnaires reste très à l’aise avec les règles rigides du gouvernement Harper et s’y accroche. »

Bref, on peut qualifier de mitigé le bilan du gouvernement libéral pour sa faible capacité à répondre aux préoccupations des scientifiques fédéraux concernant le musellement, la promotion de leur droit de parole et la communication des résultats scientifiques. Soit dit en passant, certains répondants attribuent la lenteur de ces changements au fait que des gestionnaires sont mal informés ou même réfractaires au changement.

Ingérence politique et conséquences sur les politiques

Les scientifiques fédéraux jouent un rôle important dans l’évaluation de la salubrité des aliments et de l’eau, de l’innocuité des médicaments et de la sécurité des produits chimiques industriels, entre autres.

Le sondage de 2013 de l’IPFPC révélait que 50 % des répondants connaissaient des cas concrets d’ingérence politique ayant compromis la santé et la sécurité des Canadiens ou la durabilité de l’environnement. Les résultats du sondage de 2017 montrent cependant que la situation s’est sensiblement améliorée sous le gouvernement libéral. En effet, la plupart des répondants (77 %) ont dit ne pas avoir entendu parler de cas d’ingérence politique ayant compromis la santé et la sécurité des Canadiens depuis octobre 2015. Et depuis 2013, le pourcentage de scientifiques au courant de cas d’ingérence a baissé à 23 %.

Notre sondage de 2013 a également permis d’apprendre que 71 % des répondants croyaient que l’ingérence politique avait nui à l’utilisation de données probantes dans le processus décisionnel au gouvernement. En 2017, 40 % des répondants trouvaient encore que l’ingérence politique empêchait le gouvernement de prendre des décisions importantes sur les lois, les politiques et les programmes en toute objectivité. Comme le soulignait un autre répondant :

« La politique a trop d’influence sur le processus décisionnel et l’orientation de la recherche. »

Le rapport Coup de froid a également permis d’apprendre qu’environ la moitié des répondants (48 %) savaient que leur ministère ou organisme avait parfois supprimé ou caché de l’information, ce qui avait faussé la perception de certaines situations. Le nouveau sondage montre une évolution à cet égard, car le nombre de répondants ayant remarqué des cas de suppression ou de rétention d’information depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux a baissé de 20 %. Par contre, il nous apprend aussi que près du tiers (29 %) des répondants ont été témoins de ce type d’ingérence politique dans leur ministère ou organisme depuis 2015. Comme l’a mentionné un des répondants :

« Il y a un manque de transparence; nous avons du mal à faire passer des messages scientifiques qui sont en train d’être trafiqués avant d’atteindre le public.»

Dénonciation

Nos nouvelles données indiquent que la crainte de représailles et de la censure est encore vive chez les scientifiques fédéraux, ce qui est inquiétant. C’est pourquoi la grande majorité des répondants (89 %) continuent de croire que les contribuables canadiens seraient mieux servis si le gouvernement fédéral renforçait les mécanismes de protection des dénonciateurs.

La crainte de représailles reste l’un des principaux obstacles à la dénonciation, et la loi actuelle n’apaise pas cette crainte. En dénonçant une situation grave, les fonctionnaires rendent clairement service au public, mais ils ne le font que rarement, après avoir épuisé tous les autres recours. Car malheureusement, pour un trop grand nombre de scientifiques, dénoncer, c’est aussi sacrifier sa carrière pour le bien collectif.  

Conclusion

Le gouvernement Trudeau s’est montré disposé à démuseler les scientifiques fédéraux, à ouvrir la science au public et à promouvoir l’intégration de données probantes dans son processus décisionnel. Alors même que ces valeurs sont menacées aux États-Unis, il faut plus que jamais que le Canada donne l’exemple et fasse la promotion de la science fédérale au service de l’intérêt public.

Même si certains résultats du rapport indiquent clairement qu’on a fait des progrès, il reste encore beaucoup à faire. Ainsi, pourquoi 53 % des scientifiques ayant répondu à notre sondage continuent-ils de croire qu’ils ne peuvent pas parler librement de leur travail? Pourquoi près d’un répondant sur trois continue-t-il d’être témoin d’ingérence politique dans son ministère? Et pourquoi sont-ils 73 % à craindre encore la censure et les représailles en cas de dénonciation?

Le message semble clair : il faudra plus qu’un changement de gouvernement, des lettres de mandat pleines d’espoir ou même des dispositions de conventions collectives protégeant le droit de parole des scientifiques fédéraux, pour effacer 10 ans de dommages causés à la science publique fédérale et toutes ces années de compressions budgétaires. (Un rapport sur les progrès quant au renversement des compressions dans la science publique fédérale nous permettra bientôt d’actualiser les données tirées de notre rapport de 2014, qui s’intitulait La désintégration de la science publique[7].)

Pour faire de vrais progrès, il faudra que le gouvernement et la fonction publique prennent des mesures plus concrètes et réfléchies.

À cette fin, l’Institut recommande donc de faire ce qui suit :

  1. Promouvoir et favoriser le droit de parole des scientifiques en offrant des séances de formation conjointes personnel-direction dans tous les ministères et organismes à vocation scientifique (MOVS);
  2. Renforcer les mécanismes de protection des dénonciateurs scientifiques fédéraux;
  3. Examiner les politiques de communication de tous les MOVS pour s’assurer que le droit de parole des scientifiques y est expressément inclus et rappeler annuellement ces politiques au personnel et à la direction;
  4. Continuer à prioriser l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sur l’intégrité scientifique dans les MOVS;
  5. Inciter la conseillère scientifique en chef à établir des mesures concrètes qui aideront le gouvernement à intégrer la science publique et des données probantes au processus décisionnel;
  6. Adopter une culture de science publique et une approche fondée sur des données probantes dans la haute direction des MOVS;
  7. Promouvoir l’ouverture de la science publique au public et des voies de communication avec le public en organisant des journées portes ouvertes pour mettre en valeur le travail des scientifiques fédéraux.

[1] Coup de froid sur la science publique : Bâillonner la science au service de l’intérêt public, IPFPC, octobre 2013

[2] Les scientifiques canadiens démuselés, Radio-Canada, 6 novembre 2015

[3] Démuselés, les scientifiques du gouvernement canadien retrouvent le droit « d’aboyer », Radio-Canada, 9 novembre 2015

[4] Annulée [2016-05-11] – Politique de communication du gouvernement du Canada, Politiques, directives, normes et lignes directrices, Secrétariat du Conseil du Trésor

[5] Unmuzzled government scientists are ready to talk, Shannon Proudfoot, Maclean’s, January 2017

[6] Référence : Tous les répondants au sondage 2017 sur la science (excluant les résultats « sans objet »)

[7] La désintégration de la science publique au Canada, IPFPC, février 2014